Mendiants et orgueilleux

18,50

Gohar était réveillé à présent; il venait de rêver qu’il se noyait. Il se souleva sur un coude et regarda autour de lui, les yeux emplis d’incertitude, encore hébété par le sommeil. Il ne rêvait plus, mais la réalité était si proche de son rêve qu’il demeura un instant perplexe, fortement conscient d’un danger qui le menaçait. «Par Allah ! c’est la crue ! pensa-t-il. Le fleuve va tout emporter.» Mais il ne tenta aucun geste de fuite devant l’imminence de la catastrophe; au contraire il resta accroché au sommeil comme à une épave, et ferma les yeux.
Il mit longtemps à se ressaisir, voulut se frotter les yeux, mais s’arrêta à temps : ses mains étaient mouillées et visqueuses. Il dormait entièrement habillé, à même le sol, sur une couche faite de minces piles de vieux journaux. L’eau avait tout submergé, recouvrait presque tout le sol dallé de la chambre. Elle coulait vers lui silencieusement, avec la fatalité oppressante d’un cauchemar. Gohar avait l’impression d’être sur une île entourée par les flots; il n’osait pas bouger. La présence inexplicable de cette eau le plongeait dans un profond étonnement. Cependant, sa frayeur du début s’atténuait à mesure qu’il reprenait conscience de la réalité. Il comprenait maintenant que son idée du fleuve en crue, dévastant tout sur son passage, n’était qu’une aberration. Il chercha alors à savoir d’où provenait cette eau mystérieuse et en découvrit très vite la source : elle filtrait de dessous la porte du logis voisin.
Gohar frissonna comme sous l’effet d’une indicible terreur : le froid. Il tenta de se lever, mais le sommeil était encore en lui, engourdissant ses membres, le retenant par d’indissolubles liens. Il se sentait faible et désemparé. Il essuya ses mains sur sa veste, aux endroits où l’étoffe n’était pas mouillée; à présent il pouvait se frotter les yeux. Il le fit avec calme, regarda la porte du logis voisin, pensa : «Ils doivent laver le dallage. Quand même, ils ont failli me noyer !» La soudaine propreté de ses voisins lui paraissait singulièrement grotesque et scandaleuse. Cela n’était jamais arrivé auparavant. Dans cette maison délabrée et sordide du quartier indigène, habitée par de pauvres êtres faméliques, on ne lavait jamais le dallage. Ces gens étaient sans doute des nouveaux locataires, des malins qui voulaient impressionner le quartier.
Gohar demeurait l’esprit inerte, comme frappé de stupeur par la révélation de cette propreté insensée. Il lui semblait qu’il fallait faire quelque chose pour arrêter cette inondation. Mais quoi ? Le mieux était d’attendre; un miracle se produirait certainement. Cette situation absurde réclamait un dénouement par des forces surnaturelles. Gohar se sentait d’avance désarmé. Il attendit quelques minutes, mais rien ne se produisit, aucune puissance occulte ne vint le secourir. Il se leva enfin, resta debout, immobile, dans une attitude d’halluciné, de rescapé d’un naufrage; puis, avec d’infinies précautions, il avança sur le sol détrempé et alla s’asseoir sur l’unique chaise qui meublait la chambre. A part cette chaise, il n’y avait rien d’autre qu’une caisse en bois retournée sur laquelle trônaient un réchaud à alcool, une cafetière et une gargoulette contenant de l’eau potable. Gohar vivait dans la plus stricte économie de moyens matériels. La notion du plus élémentaire confort était depuis longtemps bannie de sa mémoire. Il détestait s’entourer d’objets; les objets recelaient les germes latents de la misère, la pire de toutes, la misère inanimée; celle qui engendre fatalement la mélancolie par sa présence sans issue. Non pas qu’il fut sensible aux apparences de la misère; il ne reconnaissait à celle-ci aucune valeur tangible, elle demeurait toujours pour lui une abstraction. Simplement il voulait protéger son regard d’une promiscuité déprimante. Le dénuement de cette chambre avait pour Gohar la beauté de l’insaisissable, il y respirait un air d’optimisme et de liberté. La plupart des meubles et des objets usuels outrageaient sa vue, car ils ne pouvaient offrir aucun aliment à son besoin de fantaisie humaine. Seuls les êtres dans leurs folies innombrables, avaient le don de le divertir.


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